Avant propos

Le Centre international de référence sur le cycle de vie des produits, procédés et services (CIRAIG) situé à Montréal au Québec intervient sur les problématiques actuelles de l’industrie : celles d’une production industrielle vertueuse sur tout le cycle de vie du produit, de l’extraction des matières premières jusqu’au recyclage des déchets. C’est pourquoi le Ciraig a accepté de rédiger l’article introductif de notre revue thématique sur LES ENJEUX ENVIRONNEMENTAUX DANS L’INDUSTRIE DU TRANSPORT

I. La nécessité de diminuer les impacts de notre société sur l’environnement

La multiplication des dégâts liés au changement climatique à travers le monde, ainsi que le dernier rapport du GIEC qui presse l’humanité d’agir au plus vite pour limiter ses effets, sont des informations incontournables dans le paysage de l’actualité aujourd’hui. Par ailleurs, les études de plus en plus alarmantes concernant la chute de la biodiversité, la pollution des océans, la disparition des ressources ou encore la déforestation démontrent chaque jour davantage la nécessité pour tous les types d’organisations de s’intéresser aux impacts environnementaux qu’elles peuvent avoir.
Afin de lutter efficacement contre les atteintes à l’environnement ou tout au moins de réduire l’empreinte de ses activités, il est nécessaire pour les organisations de pouvoir faire des choix éclairés quant aux éventuelles modifications à apporter à leurs activités ou aux meilleures stratégies à adopter et cela sur l’ensemble de leur chaine de valeur. Une approche holistique, quantitative et comparative est donc nécessaire.

 

II. L’analyse du cycle de vie

L’analyse du cycle de vie ou ACV est une méthodologie d’analyse prônée par le Programme des Nations unies pour l’environnement et actuellement utilisée par les gouvernements et les grandes entreprises, de même que par leurs fournisseurs partout dans le monde. Elle est encadrée par les normes ISO 14040 et 14044.
Il s’agit d’un outil d’aide à la décision permettant, de manière quantitative, de comparer des systèmes ou d’identifier les principaux contributeurs aux scores d’impacts environnementaux d’un système. L’ACV adopte une vision exhaustive en termes des étapes du cycle de vie considérées dans l’analyse du système, en allant de l’extraction des matières premières à la fin de vie, en passant par les étapes de transformations, d’assemblage, de distribution ou encore toute la phase d’utilisation du produit (voir illustration à la Figure 1). La vision exhaustive de l’ACV se manifeste également dans le large éventail d’indicateurs environnementaux étudiés (effets sur le changement climatique, la santé humaine, l’acidification des terres, la raréfaction des ressources, etc.).

 

Figure 1 – Les différentes étapes du cycle de vie d’un produit ou d’un service.

 

Les études ACV sont applicables à tous les secteurs, mais sont particulièrement pertinentes pour le secteur de l’automobile. Tout d’abord, ce secteur a un impact très important sur l’environnement, que ce soit sur le changement climatique, la consommation de ressources minérales et fossiles ou sur la pollution de l’air (par exemple à cause des émissions de microparticules causées par l’usure des freins ou des pneus). Par exemple, en 2019, le transport représentait 31% des émissions françaises de Gaz à Effet de Serre (GES ) et les voitures particulières à elles seules en représentaient 16 %¹. Ensuite, ce secteur comporte un grand nombre d’étapes tout au long de son cycle de vie : production des différents éléments de la voiture, assemblage, émissions diverses lors du déplacement, traitement de chaque composant en fin de vie, etc. Chacune de ces étapes contribue à une partie des impacts sur l’environnement du transport automobile. Enfin, ce secteur connaît de profondes mutations, que l’on pense à l’émergence de carburants alternatifs ou des voitures électriques, aux nouveaux matériaux ou modes de production, aux normes environnementales de plus en plus strictes sur les émissions, aux nouvelles filières de traitements des composants en fin vie (et particulièrement des batteries), à alourdissement des véhicules, ou encore aux nouveaux comportements des usagers comme l’autopartage. Il convient d’étudier ces mutations afin de mieux évaluer leurs effets sur l’environnement.

 

 

III. Analyse du cycle de vie d’un déplacement en voiture individuelle

En analyse du cycle de vie, la notion de fonction est primordiale. Afin de comparer deux éléments, ou systèmes, on veut s’assurer qu’ils répondent vraiment au même besoin. Il faut plutôt comparer le transport d’une masse ou d’un nombre de personnes spécifiques, sur une distance donnée et dans un contexte temporel et géographique précis. Ceci permet de comparer différents comportements d’utilisateurs et différents types de véhicules avec des nombres de passagers, des technologies ou encore des tailles variées. Une unité fonctionnelle est la quantification d’une fonction. Ainsi, nous pourrions étudier l’unité fonctionnelle suivante : « Transporter une personne sur un kilomètre, en France, en 2021. »

Pour répondre à cette unité fonctionnelle (UF), il est nécessaire d’utiliser une fraction de voiture – mise à l’échelle en fonction du nombre total de kilomètres moyens parcourus dans la vie d’une voiture -, de carburant (pour lequel il faut aussi considérer toute la phase de production et de distribution en plus de la combustion) et d’une fraction de route (aussi mise à l’échelle en fonction du nombre de véhicules la parcourant sur l’ensemble de sa durée de vie). Il faut aussi prendre en compte la fin de vie et l’entretien nécessaire tout au long de la vie pour la voiture et la route. Pour être produit, chacun de ces éléments nécessite différents intrants (infrastructure, énergie, matériaux…) dont la production nécessite à son tour d’autres intrants et ainsi de suite. Toutes ces étapes du cycle de vie consomment des ressources et sont responsables d’émissions qui contribuent à l’impact environnemental total de la réalisation de notre unité fonctionnelle.

 

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Figure 2 – Schéma simplifié de la modélisation du cycle de vie du transport en voiture (source : Pascal Lesage et Laure Patouillard)

 

 

Une ACV de la circulation sur 150 000 km avec un véhicule conventionnel, au Québec, en 2013, a été réalisée par le CIRAIG pour Hydro-Québec (principal fournisseur d’électricité au Québec)² et donne la répartition des impacts suivants en ce qui concerne les indicateurs de dégâts sur la qualité des écosystèmes et de santé humaine :

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Figure 3 – Répartition des étapes contributrices pour la santé humaine et la qualité des écosystèmes de parcourir 150 000km en voiture conventionnelle, au Québec (source : Ciraig)

 

 

Il est clair, au regard des résultats présentés dans la Figure 3, que la majorité des contributions à ces deux indicateurs environnementaux est due au carburant. Dans une pensée cycle de vie, il faut considérer, en plus de la simple combustion du carburant, les émissions ayant eu lieu sur tout le cycle de vie du carburant, depuis l’extraction du pétrole jusqu’à la pompe. Les impacts liés à la production du véhicule sont également élevés, chacune des pièces du véhicule contribuant de manière plus ou moins importante à son impact. On peut néanmoins observer que la contribution de l’étape d’assemblage final est assez faible. Les étapes les plus contributrices semblent donc se produire plus en amont dans la chaîne de valeur, au moment de l’usinage des différentes pièces, qui nécessite beaucoup d’énergie, ou de la production de certains matériaux (en particulier l’acier et l’aluminium dont la production est très émettrice de GES).

Bien sûr, cette analyse dépend d’un grand nombre de paramètres, comme le modèle de la voiture et en particulier son poids, les matériaux qui la composent, les normes d’émissions auxquelles elle répond, la source d’énergie utilisée, le comportement de l’utilisateur, etc. En utilisant différentes modélisations de véhicules présentes dans une des bases de données de référence en analyse du cycle de vie, ecoinvent³ (version 3.6), on peut avoir un premier ordre d’idée de l’effet de certains de ces paramètres sur l’empreinte carbone de notre unité fonctionnelle qui sont présentés dans la Figure 4. Les barres bleues représentent le modèle de voiture pris comme référence : une voiture de taille moyenne, fonctionnant à l’essence et répondant aux normes EURO5.

 

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Figure 4 – Comparaison de l’empreinte carbone correspondant à l’UF en fonction de diverses caractéristiques de la voiture. (Source Ecoinvent)

 

 

Ces résultats simplifiés montrent que l’amélioration des normes EURO sur les émissions des véhicules conduisent à une légère réduction des émissions de GES et que plus un véhicule est léger, moins son empreinte sera importante (notamment en raison de la consommation de carburant qui diminue). Les résultats démontrent également que différents types de carburants peuvent permettre de réduire l’empreinte globale du cycle de vie du véhicule en circulation. On peut aussi observer une grande différence entre l’empreinte carbone d’une voiture électrique en Allemagne et en France, cela étant dû à la différence des mix électriques de ces deux pays, celui de la France étant bien moins carboné. Encore une fois tous ces résultats se basent sur un grand nombre d’hypothèses comme le modèle spécifique de chacun des véhicules, le profil de conduite des utilisateurs ou encore la distance totale parcourue sur la vie du véhicule. Les modèles doivent donc être raffinés pour chaque étude spécifique.

Ces premiers résultats semblent donc indiquer qu’une des façons les plus efficaces de diminuer l’empreinte carbone d’un véhicule est de changer le vecteur énergétique qu’il utilise pour fonctionner ou de diminuer sa consommation (par exemple avec de nouvelles technologies ou en abaissant le poids de la voiture grâce à de nouveaux matériaux). L’impact lié à la voiture en elle-même n’est pas pour autant négligeable et il convient de s’assurer qu’une éventuelle hausse des impacts de la phase de production ne puissent pas contrebalancer une éventuelle réduction de la phase d’usage.

 

IV. Le risque des transferts d’impacts

Grâce à son approche holistique, l’analyse du cycle de vie permet de mettre en avant de potentiels déplacements d’impacts. Il en existe plusieurs types.

Tout d’abord les transferts géographiques correspondent au fait d’exporter une partie des émissions d’un processus, par exemple en délocalisant la production du véhicule. Contrairement aux inventaires d’émissions nationaux, qui prennent en compte toutes les émissions ayant eu lieu sur un territoire donné sans se préoccuper des émissions liées aux produits importés, l’ACV inventorie les émissions sur l’ensemble du cycle de vie, peu importe où elles ont eu lieu.

Un autre transfert d’impacts peut se produire d’une étape du cycle de vie à une autre. Un exemple typique est celui de la voiture électrique. Passer d’une voiture thermique à une voiture électrique permet de réduire quasiment à zéro les émissions de la phase de circulation du véhicule mais augmente généralement l’impact de la phase de production (matériaux différents et plus rares nécessaires, processus plus énergivores et émettant des substances toxiques, etc.) et de la fin de vie (problématique de la gestion des batteries en fin de vie par exemple).  Surtout, le passage d’une source d’énergie fossile comme l’essence ou le diesel à de l’électricité ajoute une nouvelle étape de production de cette électricité. Les impacts de cette étape sont extrêmement dépendants du mix électrique de la région donnée ce qui peut drastiquement changer les conclusions quant à savoir si une voiture électrique est préférable à une voiture thermique. La Figure 4 montrait un exemple simplifié de la différence d’impact entre l’utilisation d’une voiture électrique en Allemagne et en France pour illustrer l’importance de cette nouvelle étape. La Figure 5 est extraite d’une étude de l’ADEME⁴ qui utilise une modélisation beaucoup plus poussée pour montrer qu’en fonction de la distance parcourue, un véhicule électrique peut être bénéfique pour l’environnement ou non, vis-à-vis d’un véhicule thermique. Ce graphique, qui prend en compte les incertitudes de modélisation pour chacun des modèles, montre que si en France, le véhicule électrique semble devenir préférable au véhicule thermique entre 10 000 et 70 000 km parcourus, en Allemagne, les résultats ne permettent pas de l’affirmer, même après 200 000 km parcourus. Étant donné que l’ACV prend en compte toutes les émissions et ressources consommées sur l’ensemble du cycle de vie d’un produit, elle permet de comprendre ces types de transfert et ainsi d’éviter d’arriver à des conclusions erronées.

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Figure 5 – Impacts potentiels sur le changement climatique en fonction de la distance parcourue pour une voiture thermique et une voiture électrique en France et en Allemagne (source ADEME)

 

Le transfert entre deux indicateurs environnementaux (ou catégories d’impact) est également abordé par l’ACV. En effet, une étude ACV considère en général au moins une dizaine d’indicateurs environnementaux (changement climatique, utilisation d’eau, de ressources minérales et fossiles ou de terres, acidification de l’eau, microparticules, toxicité pour l’environnement ou les êtres humains, etc.). Ceci permet d’avoir un aperçu global d’un grand nombre d’effets que peut avoir un produit ou un service sur l’ensemble de son cycle de vie et d’éviter les solutions permettant de réduire un impact tout en en augmentant un autre. Certains de ces indicateurs peuvent être agrégés au sein d’indicateurs dits « dommages », qui caractérisent les impacts du système étudié sur de grandes thématiques environnementales comme la qualité des écosystèmes ou encore la santé humaine. Cette agrégation simplifie la prise de décision et la communication des résultats en réduisant le nombre d’indicateurs à prendre en compte mais diminue également la spécificité des résultats obtenus et augmente leur incertitude. Ainsi, par exemple, l’étude du CIRAIG pour Hydro-Québec modélisant une voiture électrique et une voiture thermique dans un contexte québécois2 (donc au mix électrique extrêmement peu carboné), montre qu’au bout de 150 000 km parcourus, la voiture électrique est préférable pour la santé humaine, la qualité des écosystèmes et l’épuisement des ressources fossiles mais ne l’est pas pour l’épuisement des ressources minérales (en particulier à cause de la production de la batterie). Ces résultats sont résumés dans la Figure 6.

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Figure 6 – Comparaison entre la voiture électrique et la voiture thermique, au Québec, en 2013, après 150 000km parcourus, pour différentes catégories d’impact. (Source Ciraig)

 

Plusieurs autres transferts d’impacts peuvent être importants à prendre en compte lors de ce genre d’études, comme des transferts d’impacts dus au changement de comportement de l’utilisateur, aussi appelés effets rebonds. Par exemple, un utilisateur avec une voiture consommant moins de carburant par kilomètre pourrait avoir tendance à plus l’utiliser, ce qui pourrait mener à une plus grande consommation au total et finalement à une augmentation de son impact.

 

V. Conclusion

Le secteur du transport et en particulier celui des voitures individuelles est un secteur ayant d’importants impacts sur de nombreux indicateurs environnementaux (le changement climatique, la qualité des écosystèmes, la santé humaine ou encore la disparition de ressources). En ce qui concerne les véhicules traditionnels (c’est-à-dire ceux qui fonctionnent à l’essence ou au diesel), la phase d’utilisation, pendant laquelle le combustible est brûlé et émet une grande quantité de GES dans l’atmosphère, est en général largement la plus contributrice aux indicateurs d’impacts environnementaux, devant la phase de production du véhicule, dont la contribution reste par ailleurs non négligeable. En fonction des vecteurs énergétiques utilisés pour faire fonctionner le véhicule, ou du mix électrique de la région d’utilisation dans le cas des véhicules électriques, les impacts de la production du véhicule peuvent devenir prépondérants. Ceci est particulièrement le cas lorsqu’elle nécessite des étapes de transformation très consommatrices d’énergie ou de matériaux dont la production émet une grande quantité de GES.  En plus du type d’énergie par le véhicule, un grand nombre de paramètres peut influencer ces résultats (taille du véhicule, technologies utilisées, comportement de l’utilisateur, etc.). De nouvelles méthodes de production, technologies ou matériaux peuvent être mises en place afin de tenter de diminuer ces impacts mais ils peuvent mener à des déplacements d’impact d’une étape du cycle de vie du véhicule à une autre, entre régions géographiques ou encore vers un autre indicateur environnemental. Par exemple l’utilisation d’un véhicule électrique peut avoir plus d’impacts environnementaux que celle d’un véhicule thermique si ce véhicule est peu utilisé ou si la production d’électricité dans la région de circulation repose sur des énergies fossiles très émettrices de gaz à effet de serre. Une analyse approfondie, comme une analyse du cycle de vie, permet d’étudier en détails chacun de ces éléments afin de mettre à jour les étapes et les paramètres ayant le plus d’impacts potentiels sur l’environnement et de comparer différentes stratégies afin de les réduire efficacement.

 

Sources :

[1] https://ree.developpement-durable.gouv.fr/themes/defis-environnementaux/changement-climatique/emissions-de-gaz-a-effet-de-serre/article/les-emissions-de-gaz-a-effet-de-serre-du-secteur-des-transports

[2] https://www.hydroquebec.com/data/developpement-durable/pdf/analyse-comparaison-vehicule-electrique-vehicule-conventionnel.pdf

[3] www.ecoinvent.org

[4] https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/90511_acv-comparative-ve-vt-rapport.pdf

 

 

Elliot Muller

Titulaire d’un diplôme d’ingénieur de l’Institut Mines-Télécom Atlantique, en France, ainsi que d’une maîtrise recherche en génie chimique de l’université Polytechnique Montréal, Elliot Muller est depuis 2019 associé de recherche au CIRAIG à Montréal.  À ce titre, il a été amené à travailler à la fois à l’amélioration de méthodologies d’évaluations environnementales (opérationnalisation, évaluation et correction de troncatures de résultats de certaines méthodologies, etc.), au développement d’outils simplifiés de calculs d’impacts environnementaux (dans le domaine énergétique, agricole ou de la construction) ou aux évaluations environnementales de divers produits et services (infrastructure de transport, textile et santé, recyclage de déchets…).

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A propos du Ciraig 

Depuis maintenant 20 ans, le CIRAIG – ou Centre international de référence sur le cycle de vie des produits, procédés et services – mène une recherche de pointe basée sur la pensée et les outils du cycle de vie en support à la décision stratégique dans le contexte des problématiques complexes du développement durable. Il regroupe les expertises de deux universités de Montréal, au Canada : Polytechnique Montréal et UQÀM, ainsi que HES-SO à Sion en Suisse. Que ce soit à travers ses activités de formation ou de recherche de pointe, ses projets de recherche appliquée ou ses partenariats à travers le monde avec des organisations du secteur public, privé et la société civile, le CIRAIG est reconnu comme un des centres de référence à l’échelle mondiale en ce qui concerne le développement et la mise en œuvre des métriques de la durabilité.

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